Le pop club José Artur
19 janvier 1996


 

Entretien André Parinaud/Bernard Mélois - 1993

 


AP : Comment êtes-vous devenu sculpteur sur émail ?

B.M : Je n'ai pas cherché. Je faisais de la sculpture en ferraille et je voulais de la couleur. J'ai trouvé dans les ordures la réponse. J'ai essayé de souder l'émail et tout a commencé. Mais il n'y a pas de volonté délibérée d'utiliser de la tôle émaillée. Si j'avais eu d'autres moyens, je n'aurais sûrement pas choisi l'émail. C'est une question "d'économie". A l'époque je pouvais ne pas gagner d'argent grâce à Michèle, ma femme, et à son salaire de professeur, mais elle gagnait tellement peu que la moindre dépense était impossible. Pourquoi associer travail et argent ? La création c'est travail et vie. Tout le monde croyait que l'émail ne se soudait pas. Personne ne l'utilisait. J'ai essayé au chalumeau. Je n'avais aucune technique. Tout est permis quand on débute. Un plombier n'aurait pas osé. Il aurait pensé que c'était impossible. Moi, j'avais un appareil de soudure. Je faisais des essais - j'aurais, par ignorance, aussi bien essayé de changer du plomb en or. Et c'est ainsi que j'ai utilisé la couleur de l'émail.

Pourquoi cette volonté de couleur ?

Dans l'Antiquité comme au Moyen-Age, toutes les sculptures étaient colorées. Le Corbusier a même essayé de repeindre une sculpture grecque. J'ai très rapidement pensé volume-couleur parce que c'est comme ça dans la vie. Et aujourd'hui quand je vois une sculpture monochrome, je trouve qu'il lui manque quelque chose". Mon rêve serait qu'on repeigne la Cathédrale de Reims Quand on crée une forme, il est logique de donner aussi la couleur. Mes premières recherches datent de Juin 1965.

Pourquoi être sculpteur ? Quelle est la première manifestation ce désir ?

Je ne sais pas. Très jeune, j'ai toujours bricolé et fait des assemblages. Le volume, c'est "mon truc' plus que le dessin ou la peinture. J'ai beaucoup plus de facilité à composer un portrait en pâte à modeler que de faire un croquis. Ça me vient naturellement. Je sens le volume entre mes doigts. Le dessin me paraît plus abstrait, moins manuel, comme une élucubration intellectuelle.

L'École des Beaux-Arts a joué un rôle dans cette vocation ?

J'ai suivi les cours durant cinq ans à Nancy. Puis- je me suis inscrit à l'École des Beaux-Arts de Paris mais je n'ai pas été accepté car je n'avais pas suivi la filière des concours classiques. J'avais demandé à être élève libre. Ce fut d'ailleurs une grande chance.
Je voulais faire de la sculpture. Les cours classiques des Beaux-Arts, à l'époque, étaient de trois années de préparation avec littérature, anatomie, et après ces trois ans permettaient une spécialisation avec une thèse qui consistait à aller emprunter à gauche dans les bibliothèques, des textes et des exemples sur ce que vous aviez choisi d'illustrer.
J'aurais effectivement fait seulement un an d'atelier de sculpture sur cinq ans, si j'étais sorti diplômé de sculpture de l'École des Beaux-Arts. Comme élève libre, j'en ai passé cinq, à aborder uniquement les choses qui m'intéressaient. Allant au cours d'anatomie pour voir comment fonctionnaient les muscles, comment bougeait un bras, et en évitant de perdre mon temps à dessiner des beaux muscles sur une belle feuille avec de beaux titres.
J'ai fait les Beaux-Arts de Nancy dans des conditions exceptionnelles avec un professeur Prix de Rome qui connaissait toutes les ficelles, les moulages comme la taille de pierre. J'ai tout appris.
J'ai abandonné les Beaux-Arts, mais je n'ai plus, comme la plupart des copains, le complexe de ne pas les avoir faits !

Après votre découverte de l'émail, pourquoi l'avoir adopté comme matériau unique ?

J'aurais eu de l'argent, j'aurais sans doute fondu le bronze, travaillé la pierre. Mais mon problème impératif était de ne pas dépenser - de faire avec rien. C'est aussi une intense satisfaction mais je ne suis pas obnubilé par la tôle émaillée. Je reconnais ses mérites. Elle apporte la couleur et ça ne coûte rien C'est même beau, original et séduisant. Et puis je suis parvenu à créer une forme originale. La technique que j'ai maintenant, il m'a fallu dix ans avant de la maîtriser - dix ans de pratique et d'avance sur tous les autres dans ce domaine (après moi il n'y aura plus une tôle émaillée à récupérer). Je resterai le seul.

Très vite, vous vous êtes rendu compte que l'utilisation de matériau permettait à un certain style de s'affirmer ?

L'émail, c'était neuf. Intellectuellement, la démarche étai l'inverse de la sculpture traditionnelle qui part d'une masse pour éliminer le matériau. Moi je pars du néant pour ajouter. Au départ, je suivais une ligne de sculpture classique, même à l'École, en utilisant la part de hasard qui prête la forme. Par exemple : "ma sculpture de cheval : la tête est intégralement, sans presque rien modifier, empruntée à un carter de chauffe-eau qui ressemble à une tête de cheval". Maintenant, je dessine et je recouvre. Je ne cherche plus que la couleur. Je suis exactement mon projet comme si je travaillais une sculpture dans une masse de pierre.
Le matériau n'est qu'une carapace. La structure elle-même est en fer et soigneusement édifiée. Je n'ai plus qu'à la recouvrir comme une charpente. Racine faisait un schéma de sa pièce, mettait en place les personnages et disait : "la tragédie est faite, il n'y a plus qu'à l'écrire". Ma démarche est identique. Quand j'ai édifié ma structure ... la sculpture est finie. Il ne reste qu'à l'habiller.

Pourquoi, quand la structure est achevée, y ajoutez-vous un petit cœur ?

C'est une symbolique de la vie qui va faire fonctionner l'ensemble.

Comment trouvez-vous le nom de vos sculptures ?

Le nom vient toujours avant. Je pars d'une idée, d'un concept, qui généralement est une irritation. Par exemple, "La Statue de la Liberté" est née lorsque j'ai appris qu'on avait désigné comme Prix Nobel de la Paix Henry Kissinger. J'ai trouvé ça énorme ! Et immédiatement j'ai voulu exprimer cette indignation et j'ai conçu une statue de la liberté brandissant le champignon atomique d'une main et la colombe de la paix, qui lui sert de couperet de l'autre.

Autrement dit, vous puisez vos sujets dans les journaux, dans l'actualité ?

Ce sont des réactions vives par rapport à un événement. Ainsi, à la mort de mon père, je voulais marquer le fait de la filiation d'être, l'étape, le maillon de la chaîne.
J'ai réfléchi à la religion, au culte, j'ai fait des recherches sur la génétique, sur l'ADN et ses structures. Et puis soudain, j'ai pensé à l'accouchement et j'ai dessiné un homme écartelé qui accouchait d'un enfant, Baptiste, qui écartèle son père avant de l'écarter et de prendre progressivement sa place. Et l'enfant, à l'intérieur du père, commence, avant d'être né, à être lui-même écartelé. Une image simple. Pas de grande science. Une suite magique : l'hérédité. Et j'ai appelé l'œuvre simplement "Au nom du père" avec une référence à la religion. Tout existait dans ma tête avant même de dessiner et de sculpter, et j'aurais pu m'arrêter à ce concept. J'ai voulu le communiquer aux autres.

Quel est ce besoin de communiquer ? Une volonté poétique ?

Ce n'est jamais un acte gratuit : le beau pour le beau, mais un plaisir d'exprimer une réaction vive.

Éprouvez-vous un plaisir particulier à utiliser des matériaux de déchets, dérisoires, marginalisés, inutiles, rejetés, pour les transgresser et 'dire' et proclamer votre vision des choses ?

 C'est absolument évident. C'est vraiment ma grande joie. Du plomb changé en or. Une alchimie, mais plus précisément la victoire du prolétariat sur le patronat. Je vais dans les poubelles de la ville. Je choisis un déchet et de ce déchet je fais quelque chose à laquelle personne ne s'attend, au point que nul ne peut s'imaginer même que ce fut un déchet ! Savez-vous que la plupart des gens, apprenant que je travaille avec l'émail, me disent : "Vous devez avoir des fours énormes !" Créer avec rien : quelle joie. C'est intellectuellement une merveilleuse satisfaction.

D'une certaine façon, Dieu a créé le monde à partir 'bang' originel alors qu'il n'y avait rien que l'on puisse concevoir.Telle est la démarche du créateur ?

Cela peut paraître un peu prétentieux, mais on doit pouvoir créer sans moyen et créer sa propre forme de beauté.

C'est ainsi que parlait Rodin !

Certainement. Je pense que tous les créateurs sincères ont la même démarche que moi : (CRÉATION (sion), n. f. (lat. CREATIO m. s. de CREARE créer) Action par laquelle on fait de Rien quelque chose. - dict. Quillet).
Trop de peintures, trop de sculptures ne traduisent seulement que le désir d'être "un peintre ou un sculpteur". Si j'avais le désir d'être écrivain, me considérerait-on comme tel si je me contentais de noircir mes pages d'une juxtaposition de mots pris au hasard dans un dictionnaire ? S'ils n'étaient pas encouragés par le marché et n'en vivaient pas très bien, 80% des "peintres à la mode" auraient depuis longtemps abandonné la 'peinture" pour vendre des voitures ou faire de la 'Pub'.

Comment jugez-vous votre sculpture ?

J'ai du mal à m'imaginer que mes sculptures ne sont pas classiques et directement perceptibles.

Elles sont directement perceptibles. Mais vous avez aussi créé votre propre code de mouvement d'intention, de vivacité, de relation, votre sens du réel n'est pas commun.

S'il était commun, je ne serais pas sculpteur. Actuellement, nous sommes dans un courant de mode où toutes les "originalités' se ressemblent par osmose. La mode qui sévit à New-York va nous arriver dans deux ans, et les gens qui l'adopteront auront l'impression d'être originaux. Aucune authenticité dans les choix et les goûts ! Tout est versatile. Je me révolte devant le triomphe du paraître sur l'être, de la PUB (de la PUTE) sur l'ART.

Vous n'êtes pas gêné d'être marginal depuis trente ans ?

Au contraire, mon "truc, c'est de ne pas être à la mode et jamais le devenir.

Je suis équipé d'une "centrale individuelle", c'est la raison pour laquelle je ne suis pas "branché".

Qu'est-ce que ça veut dire, être original ?

Ni suivre, ni être suivi, je ne suis personne, je "suis".
La création c'est l'originalité, le neuf absolu. Vous ne pouvez pas refaire ce qu'a fait quelqu'un d'autre. A partir du moment où quelqu'un fait quelque chose, qu'il en a les dons, qu'il le fait bien, vous ne faites que le suivre, mais il n'y a pas à l'admirer. C'est un plombier qui réalise bien une installation de chauffage. C'est normal. Nul n'est "admirable" en Art. Il n'est que des gens à plaindre de tenter de faire quelque chose pour laquelle ils ne sont pas doués.
Il y a trop de gens - dits artistes - qui pratiquent la peinture ou la sculpture, facilités par le manque d'exigence de technique actuelle et les facilités de l'abstraction, comme l'ambiance, qui permet de faire illusion.  

Qu'est-ce que vous voulez nous dire avec une œuvre ? nous communiquer de vous-même ?

Par exemple, ce cycliste : Je vivais alors à la campagne. J'allais me balader à vélo. Les gens trouvaient à redire que j'aille me promener l'après-midi alors que c'étaient des heures ouvrables pour l'usine et le travail. Michèle, ma femme, prenait le train du matin pour aller donner ses cours. Je "vivais à ses crochets" et je sentais la réprobation générale. Ma réponse a été cette sculpture de cycliste portant sur la face l'inscription "Mélois de ce qui te regarde". Ce qui voulait dire, à tous ceux qui la regardaient : "Vous m'emmerdez ! " Je me sentais jugé par la communauté de la petite ville de La Ferté-Milon. J'étais vraiment le marginal réprouvé. Le jour où j'ai eu une photo en dernière page du Figaro, je suis pratiquement devenu un notable !

En quelque sorte, créer, c'est assumer une sorte de défense de votre personnalité ? Vous répondez, à travers une œuvre, au défi de vivre ?

Ce qui importait en l'occurrence, c'était de témoigner que j'étais heureux de vivre à la campagne, de me balader à vélo, de répondre: "Vous m'emmerdez, je fais ce que je veux".

Chaque œuvre a une motivation aussi personnelle, et aussi vive ?

Toutes ! Je ne crée pas gratuitement. Il y a toujours un motif. La beauté n'est pas un mobile suffisant. Certes, à l'origine, j'ai recherché le 'beau' - l'harmonie des choses. Aujourd'hui, je suis passé au concept, à l'idée qui me traverse l'esprit, ou la dérision. Je suis actuellement mobilisé pour réaliser "L'Infante" du tableau des "Menines", mais je n'opère pas en regardant le tableau de Velazquez comme point de départ, mais plutôt les variations qu'en a fait Picasso. Et je dirais même, en ignorant Velazquez. Le paradoxe ironique est que je rends ainsi hommage à Picasso pour une œuvre dont il n'est pas l'auteur, et à travers cette sculpture, je dénonce tous ceux qui empruntent aux autres en créant une copie à partir de la copie d'une copie d'une copie. Si j'avais un autre souffle, j'écrirais un livre sur ce sujet ! Cette satire sculptée est une 'économie" et plus encore elle me paraît plus forte que l'écriture car mes intentions ne sont pas évidentes, il y a l'humour en plus !

Parlons de cet humour, de cette corrosion, de cet acide. Dans votre démarche, il y a en effet de l'acide, quelquefois drôle, généralement mordant - qui peut-être ne mord pas l'émail. C'est d'ailleurs assez amusant de penser que vous avez adopté un matériau qui résiste à l'acide. Mais votre œuvre est acide, d'une façon générale, même quand vous vous voulez bon et généreux, vous êtes acide.

Pas toujours. Je suis quelquefois gentil !

Il faudrait être certain qu'on perçoit votre démarche comme gentille. Ce n'est pas assuré. Ainsi, dans les titres que vous adoptez, on ne peut pas dire que votre œuvre est charmante, agréable. Elle est plutôt dense, aiguë, provocatrice ..

Moi, j'ai l'impression d'être aussi classique que Rodin.

Quelle est votre conception du monde ?Aimez-vous les êtres, la vie ?

Je me situe au-deçà du "monde". Je vis "à la campagne" au propre comme au figuré. Je ne vois pratiquement personne et pourtant je ne peux pas vivre tout seul ; en dehors de mon clan je n'ai pas besoin de fréquenter les gens mais j'aime "descendre" à Paris, par exemple, pour me mêler à la foule, entendre le bruit de la ville.

Qu'est-ce que vous pensez de l'humanité en général ?

Je crois que rien n'a changé. L'homme reste le même, si ce n'est que le monde aujourd'hui fonctionne plus vite. Il y a un décalage entre notre vitesse de pensée et la vitesse d'exécution. On va de Paris à New-York en trois heures. Autrefois, il fallait prendre le bateau avec une journée entière pour aller au Havre, et huit à neuf jours de traversée. On avait vraiment le sentiment de se déplacer à l'échelle humaine. Mais si tout va plus vite, l'homme lui n'a pas changé. Les Américains d'aujourd'hui apparaissent comme les Romains des premiers siècles qui colonisaient le monde avec leur culture. Comme les Romains, ils auront leur décadence. C'est réjouissant d'y penser. 'L'Amérique est notre mère à tous ! Notre Mater Dollarosa, cependant... s'il fallait 6 dollars pour avoir 1 franc les artistes français auraient probablement du génie. Les Arabes eux aussi ont eu leur temps de gloire et sont maintenant dans le creux de la vague. Je crois qu'il y a des cycles. L'Europe aussi a eu son moment de grandeur. Maintenant elle commence à être minée. Ça reviendra peut-être. Pensons un peu à la Chine ?

Le monde a plus changé de 1900 à 1950 que du néolithique à 1900, mais l'homme est le même.

La vie est absurde ?

Non, pas du tout. Elle a un sens.

Il y a un destin ?

Tout à fait. Je crois vraie cette phrase de l'Enéide : "J'ai suivi le destin que m'assignaient les Dieux". Je l'avais écrite en latin sur le mur de mon atelier... Les choses arrivent parce qu'elles doivent arriver. Je ne pouvais pas être autre chose que sculpteur. C'était ce qui me correspondait le mieux. J'aurais peut-être pu être architecte à cause du volume qui me concerne, mais il y a trop de contraintes, d'argents, de lois, de réglementations engagés. Étant sculpteur, je suis libre. Je fais vraiment ce que je veux - ce que j'ai envie de faire. L'extraordinaire est qu'on n'a pas besoin de public. Un homme de théâtre a besoin d'un théâtre, de subventions et d'un public pour exister. Moi, je fais ma sculpture avec rien et même sans public L'essentiel est de se réaliser. Créer est une façon de se survivre

Vous êtes croyant ?

J'ai eu une éducation religieuse. comme beaucoup de monde.

Votre œuvre cependant n'affirme pas votre foi ?

J'ai conçu une Pietà, alors que personne n'ose aborder ce sujet aujourd'hui. Et elle ressemble à une vraie Pietà. On pourrait très bien la disposer dans une église. Elle est conforme et orthodoxe.

Vous avez une conviction intime, profonde de croyance en un ordre du monde, en une divinité ?

J'ai fait baptiser les enfants. Ce n'est plus évident. Quand Clémentine est née, j'ai passé une heure avec le curé de la Ferté-Milon pour le convaincre. Car comme les enfants n'ont pas fait leur première communion - nous ne sommes pas pratiquants - il voulait savoir pourquoi je voulais faire baptiser les enfants. Je lui ai expliqué et il a compris que j'appartenais à une culture, comme on peut se sentir juif, si on l'est , comme un juif peut se sentir pratiquant sans être pratiquant. Moi, je suis catholique sans être pratiquant - au nom du père.

La religion, pour vous, appartient à la culture, comme vous appartenez à une patrie ?

Plus qu'à une patrie parce que je ne me sens absolument pas patriote. Je ne me sens même pas européen. Pour moi, le lieu de naissance est lié au hasard. Dans mon œuvre, il n'y a pas de message autre que celui de ma sensibilité et de mes sensations.

Pourquoi avez-vous décidé de concevoir une Pietà ?

Parce que personne n'osait la faire. C'est stimulant. C'est le quotidien et la sensation au quotidien qui sont la source de mon inspiration

Avez-vous envisagé de changer de matériau ?

Oui, je travaille le bronze. Les grandes œuvres, je les réalise plus aisément en émail mais je pourrais les faire en bois ou en pierre, si je ne pratiquais pas l'émail depuis vingt-cinq ans ! Au départ, j'ai fait une maquette en plâtre de la Pietà.

Il y avait longtemps que vous n'aviez pas travaillé le plâtre ?

Aux Beaux-Arts, j'aimais bien le plâtre. Depuis, j'ai développé de grands travaux en plâtre, notamment quand je suis arrivé à la Ferté-Milon. Toutes ces séries-là n'ont jamais été faites en bronze par manque de moyens, et la plupart ont été détruites.

L'émail est un matériau solide ou fragile ?

L'émail résiste presque à tout mais j'ai plus de sécurité par rapport à la postérité quand je moule en bronze.

Mes sculptures d'émail ne pourraient être sur une place publique d'une façon générale. L'oxydation les détruirait.

Ce sont donc des sculptures d'intérieur. L'idée du monumental public dans l'espace urbain ne vous tente pas ?

Il y a très peu de monuments qui me plaisent. Et puis, je n'ai jamais eu de commande. Pour les obtenir, en général, il faut intriguer.

Vos sources d'inspiration sont donc la télévision et les journaux ?

Oui la télévision, très peu les journaux. Je réagis avec beaucoup d'esprit critique et beaucoup de scepticisme.

Tenez-vous votre propre journal ?

Je l'ai tenu. Aujourd'hui je me contente de numéroter mes sculptures.

J'ai vu clans la numérotation de vos œuvres que vous y mettiez également la naissance de vos enfants ?

Juste la dernière ! C'est un jeu d'esprit, amusant, de la considérer comme une œuvre d'art.

Avez-vous songé à devenir peintre?

D'une certaine façon , être créateur c'est une sorte d'ascèse au sens monacal du terme. Si j'ai besoin de repeindre ma salle de séjour, je vais le faire pendant une semaine, mais je ne ferai rien d'autre. C'est ma forme d'engagement. La création ne se fait pas à mi-temps. La création est le temps.
Je ne suis même pas capable de mener de front deux sculptures. Il y en a qui commencent trois tableaux, qui les arrêtent en exécutent un , puis le reprennent, après en avoir fait un autre. Moi, je suis absolument accaparé. Je suis dedans chacune de mes œuvres, complètement dedans.

Ça ne vous arrive jamais de reprendre des années plus tard une ancienne sculpture ?

Je mets tellement de temps pour mener à bien une œuvre que si elle n'est pas finie, elle ne le sera jamais. Une sculpture me demande deux ou trois mois de concentration permanente - je ne pense qu'à ça. Chaque détail m'occupe totalement. Si je fais le pied, je ne vois que le pied, et je regarde les pieds des gens, et même la forme des lacets.

Combien de temps pour accoucher d'une sculpture ?

Une petite pièce, à peu près deux mois. Quatre pièces par an à peu près, au total.

Vous tranchez beaucoup avec la plupart des artistes contemporains qui font un tableau tous les trois jours, et pour les sculpteurs tous les quinze jours ?

Pour eux, Time is money. Pour moi Time is NEMO...
Souvenons-nous que Vermeer, dans toute sa vie, n'a pas créé plus de vingt-cinq tableaux, et comme l'a dit Raymond Rouleau "Si on avait mesuré son temps à Michel-Ange, il n'aurait jamais peint la Sixtine". Je précise : il me faut deux jours pour souder une main, et c'est peu de chose une main dans l'ensemble du sujet. Et le départ d'un poignet ou le mouvement d'une manchette ! Je passe une semaine sur le mouvement de bras - seulement pour le structurer et communiquer l'impression que le personnage bouge son bras.

Vous dessinez beaucoup ?

Non, je dessine sans faire de dessin. Je conçois en structures qui sont de véritables dessins.
Je ne peux pas me permettre d'avoir une sculpture dont je ne suis pas satisfait à 100%.

Vous vivez avec vos sculptures ?

Si je les avais toutes, je serais plutôt heureux. Je les mettrais en scène dans l'ordre de création, mais une fois qu'elles sont parties, je ne suis pas malheureux. Ce sont des morceaux de ma vie, des périodes qui se sont éloignées - deux mois de mon existence à chaque fois - je tourne la page. Je regrette cependant qu'elles ne soient pas toujours chez des gens qui les aiment et que je respecte. J'aurais tendance à exiger que l'amateur montre patte blanche avant d'acquérir une œuvre.

Qu'est-ce exactement que cette ossature de vos constitue, dites-vous, une sculpture en elle-même ?

Oui, à partir de l'ossature, la sculpture est faite. Il n'y a qu'à l'habiller. Et beaucoup de mes amis pensent que je pourrais m'arrêter là. Mais pour moi, c'est une étape, comme un dessin, je le répète ... Il y a la même différence entre le dessin et la peinture. Et il est vrai que le dessin est valable en soi.

Vous n'avez jamais essayé de vous arrêter à l'ossature ?

Si, une fois, avec Vénus tout à fait classique. Une ossature qui pourrait être la projection d'un dessin d'une sculpture grecque, mais avec la symbolique d'un cœur - que j'utilise toujours dans chaque œuvre - un cœur en or.

Peut-on envisager que vous n'utiliserez plus l'émail un jour ?

C'est possible. L'émail est arrivé fort utilement dans ma vie mais je ne voudrais pas avoir une étiquette - comme quelqu'un qui un jour a joué les comiques et qui ne peut pas jouer les tragiques. L'émail m'a bien servi avec sa qualité originale. Il a attiré l'attention sur moi, et je suis devenu singulier par la force des choses. L'émail m'a beaucoup apporté. Il m'a permis de faire une sculpture sans en avoir les moyens. Du "moins" j'ai fait un 'plus".
Ceci dit, je pense que j'ai déjà réussi des œuvres dont je suis fier mais j'espère pouvoir concevoir d'autres œuvres très différentes dont je serai encore plus fier demain.
Désormais je ne suis plus limité par quoi que ce soit. J'ai des idées, de l'enthousiasme. Je n'ai plus de barrières. Voilà !

Comment s'opère l'évolution d'un artiste - le Hasard ?

Non, l'évolution se fait comme dans la vie, comme les fruits qui poussent - selon les saisons.

Quels sont vos horaires de travail ? Êtes-vous un homme de la nuit ou un homme du matin ?

Je n'ai pas d'horaires fixes. Je pense toujours à mon travail - tout le temps, même si je suis en train de faire autre chose. Je regarde les pépins d'une clémentine, après l'avoir mangée ! J'ai toujours la tête prise, mobilisée par mes sujets.
Je ne travaille pas la nuit. Je suis quelqu'un qui a une vie normale. Je ne suis pas un intellectuel à un moment et un artisan à un autre. "Je suis" tout le temps !

Quelles sont vos relations avec le public ?

Ce sont toujours les mêmes questions : 'Comment faites-vous ça ?". Le public s'intéresse d'abord à ma technique. Il est surpris.

Et les critiques ?

Pour eux, je suis assez dans l'ombre.

Quelle est la place que vous vous reconnaissez dans l'art ?

Mon rêve serait d'être un sculpteur classique tout court, sans époque et sans géographie, mais l'émail et la soudure datent de mon travail - pas avant, pas après seulement là à la fin du XX, siècle, quand disparaissent les derniers objets en tôle émaillée, à la charnière entre la croissance et le gaspillage.

Est-ce que votre femme vous fait part de ses opinions ? Avec qui discutez-vous de votre œuvre ?

Ça me gênerait, qu'on me dise : 'Je n'aime pas ça !" Mais si on me dit : 'J'aime beaucoup", ça m'est indifférent. Quand j'interroge, c'est que j'ai des doutes, mais si on me dit ce que je pense déjà, je ne suis pas content. Enfin, quand I'œuvre est achevée, je n'ai absolument besoin de personne. En vérité je réponds moi-même à mes propres doutes.
J'ai mes lois, je les suis, je suis Mélois, je le suis.

Est-ce que le dialogue est utile ?

Je ne pense pas que l'on peut me faire changer d'avis.

Quel est pour vous le rôle de l'artiste dans la société ?

C'est un témoin de l'époque - un jalon sensible pour l'histoire. quant à moi, j'aimerais laisser le reflet de l'homo sapiens de la fin du XXéme siècle, que mon œuvre soit un reflet de ce qu'était un instant de la France de cette période, une pensée vécue et éprouvée.

Le fait que mes sculptures sont aujourd'hui fondues me rassure. J'ai le sentiment de pouvoir durer plus longtemps grâce au bronze.

Vous souhaitez passer à la postérité ?

Je ne travaille que pour ça. Laisser ses empreintes digitales sensibles au monde. Si on est sur Terre, c'est pour laisser quelque chose, n'est-ce-pas ? Une empreinte. Le pied sur l'avenir, en quelque sorte. Et s'il y a une morale esthétique, je resterai, je le répète, comme un sculpteur classique de son époque.
Je suis fasciné par l'empreinte des pas des cosmonautes sur la lune.

Vous pensez être célèbre un jour ?

Je fais tout pour ça. Comme Van Gogh a pu le faire avec bonheur.

Pouvez-vous évoquer votre conception du bonheur de vivre ? Les moments précieux qui font que vous ressentez le bonheur d'être ?

Les deux derniers jours d'une création, quand je suis assuré qu'il n'y a plus de problème pour ma sculpture. C'est juste à ce moment-là, quand elle est pratiquement finie, que les structures sont faites, les mains achevées, le visage présent et qu'il n'y a plus qu'à conclure, alors j'existe intensément.

Mais vos inquiétudes, vos incertitudes ne sont-elles pas justement ce bonheur de vivre ?

Non, j'éprouve enfin le sentiment de ne pas avoir perdu deux mois de ma vie. Ca va être bien ! Je ne peux plus me tromper. Autrement je suis angoissé tout le temps et pour tout . il faut savoir que dès le départ d'une œuvre, je suis certain que je n'arriverai à rien

Vous voulez dire que lorsque vous concevez une œuvre, vous avez la crainte de ne pas la terminer ?

En réfléchissant, la situation ne s'est jamais produite mais je suis sincère et quand je suis en train de travailler, je me dis : "Je n'arriverai jamais ! "... En fait, je suis bien certain que je réussirai mais j'éprouve des difficultés énormes - une demi-journée pour un détail ! - une recherche de Sisyphe pour retrouver les mêmes couleurs d'un émail, et je pense que ça ne va pas aboutir.
Je suis en tension pessimiste. L'optimisme n'arrive que dans les derniers jours, et alors c'est formidable !

En contraste, on peut dire que vous avez ménagé, dans votre existence, une sécurité sentimentale, un équilibre familial de clan ?

Je suis un campagnard, comme mes parents ont vécu. Je travaille.

C'est un équilibre assez rare. La plupart des artistes ont une vie sentimentale bouleversée, chaotique ?

C'est peut-être ça la ville ! Moi, je suis vraiment en dehors de tous les courants. J'ai une vie presque tellurique - comme si mon inspiration venait de la terre en quelque sorte.
Savez-vous que je n'ai jamais été au Louvre, de peur d'emprunter quelque chose sans m'en rendre compte. Je ne veux rien dans mon œuvre qui soit du déjà fait. C'est un principe fondamental.

Vous êtes sentimentalement très assisté. C'est votre "chance".Ce climat d'enfance est sans doute indispensable à votre création ?

J'ai besoin de sentir qu'on est à mes côtés.

Quelle est votre idée sur la mort ?

Cette simple idée m'angoisse. Quand je suis dans un élan créateur- une sculpture qui va être terminée - j'ai peur de mourir : de ne pas pouvoir la finir.

Vous croyez à une survie en dehors de votre œuvre ?

Je pense à une continuité à travers les enfants, mais je crois que je mourrai tout entier. C'est ce qui me pousse à créer pour ne pas mourir tout à fait. Notre drame est que nous, morts, la Terre ne s'arrête pas de tourner

Il n'y a pas d'autre issue pour vous que la création ?

Pour moi, non.

Et qu'est-ce que représente l'amour pour vous ?

Le cocon. Pour être bien, il faut être aimé et aimer.

La seule éternité vraisemblable est donc l'œuvre que vous laisserez ?

L'œuvre que je laisserai et aussi ce que feront mes enfants, mes petits-enfants, comme ce que je suis moi-même après mon père. La continuité biologique, c'est l'éternité en fait.

Votre père aurait pu créer ?

Peut-être, mais c'est moi qui ai créé. Et c'est un peu lui aussi. En latin creator = createur, mais aussi Père. Je m'appuie sur le passé pour le prolonger. Mon père était né au XIXéme siècle et ma fille aura vingt ans en l'an 2000. Je vais donc du XIXéme au XXIème siècle avec mon père et ma fille. J'ai l'âge de mon père plus le mien. 

Vous qui voulez être un classique, croyez-vous à la beauté en soi comme référence ?

En 1963 je ne cherchais nulle expression que le beau... En 1973 'le beau je m'en fous". En 1984 l'émotion avant le beau.
Non, je ne le crois pas. Les femmes de Renoir étaient de la beauté de leur époque, je le suppose ! Tout est question de mode. La beauté est une notion culturelle. L'œuvre d'art demeure parce qu'elle est proche de l'homme de toujours ; de l'homme sensoriel, qui se nomme aussi bien le Grec de l'Antiquité, l'amateur du Moyen- Âge à l'intellectuel d'aujourd'hui. Ils ont tous la même palette de sensibilité fondamentale.

Vous ne croyez pas que, malgré les variations de la mode, cette pérennité laisse prévaloir certaines normes qui seraient la beauté. On pourrait penser que justement à travers le temps, malgré les modes, survivent un certain nombre d'oeuvres d'art qui établissent une ligne de force sur dix mille ans, comme s'il existait une sorte de beauté en soi - malgré les apparences ?

Non, les tableaux qui parlent aux spectateurs de tous les temps s'adressent au-delà de la beauté - qui peut changer justement - qui est vraiment subjective. Ils incarnent la sérénité d'une existence sensorielle. Je crois qu'il n'y a rien de plus changeant que les critères de beauté.

La création, pour vous, provoquerait donc une sensation de dépassement non vers la beauté, mais un dépassement peut-être par rapport à la mort ?

L'œuvre d'art est une affirmation de la vie. De la vie de tous les jours, de la vie sensorielle et pleine. Elle est une expérience de la vie, de la vie en train de se faire et qui se fait. Un élan, une dynamique.

Propos recueillis par André PARINAUD